Il faut qu'on parle de Kevin (Lionel Shriver)

Comme les romans des précédents articles, j'ai lu ce livre il y a déjà assez longtemps, quelques mois. Mais celui-ci, contrairement aux autres m'a laissé un souvenir très vif, cuisant, même, et j'ai l'impression d'en avoir tourné la dernière page hier.

Eva écrit des lettres au père de son fils, dont elle est séparée. Au sujet de ce fils, donc. Qu'elle va voir en prison après qu'il a perpétré un massacre dans son lycée, on est tout de suite mis au jus.

Elle cherche comment ils ont pu en arriver là. Elle raconte: le début de leur histoire d'amour, l'attente et l'arrivée de ce premier enfant, la perte de sa liberté, à laquelle elle était très attachée, sa difficulté à l'aimer (et durant tout son récit, c'est l'histoire de l'oeuf et de la poule, l'a-t-elle rendu monstrueux par son incapacité à nouer une accroche affective avec lui, ou était-il mauvais, sournois, froid... d'emblée, comme elle le décrit ?). Elle relate aussi l'amour naïf-aveugle que lui porte son père, les excuses qu'il lui trouve sans cesse, les crises familiales liées à leurs perceptions diamétralement opposées à son sujet, la naissance d'un deuxième enfant, une fille, avec laquelle elle découvre l'amour maternel et qui "justifie" sa répulsion vis à vis de Kevin. Son récit avance, impitoyable vers la fin inéluctable : la tuerie. Avec, en bonus, une ultime révélation à laquelle je ne m'attendais pas du tout, qui semble une évidence tant elle est la seule explication de "bizarreries" dans la relation avec son mari, qui m'a assise, en tout cas (la seule fois que j'avais été aussi surprise c'est au beau milieu du "monde selon Garp" mes yeux étaient restés écarquillés un moment, ma bouche ouverte...).

Le décorticage de la relation mère/enfant non aimé m'a fascinée. J'ai repensé au roman de Doris Lessing "le cinquième enfant" où naît dans une famille aimante, après quatre aînés prometteurs, un petit monstre affreux, agressif, primaire, que sa mère ne parvient pas à aimer et dont l'insupportable présence va remettre en cause le bel équilibre familial. J'ai lu ce livre plusieurs fois et suis toujours incapable de déterminer si l'enfant est réellement "défectueux", comme une punition à leur belles ambitions familiales, l'indispensable grain de sable dans les rouages, un mauvais coup du sort, ou juste l'enfant de trop, que sa mère épuisée voit à travers un prisme déformant et bousille irrémédiablement. Il faut que je le relise !

Le Kevin décrit par Eva m'a rappelé cet enfant "de trop". Parce que pour elle il représente objectivement dès sa naissance de lourdes contraintes et que cela rend difficile de faire la part des choses entre ce qu'elle raconte, qui est un témoignage accablant sur la personnalité innée de cet enfant, et ce qu'on suppose de subjectivité, malgré toute l'honnêteté dont elle cherche à faire preuve, ses remises en questions, et qui pourraient constituer des "circonstances atténuantes" pour l'enfant si mal aimé.

Et, malgré tout (c'est dans l'ensemble assez glauque, forcément, et l'arrogance de Kevin n'arrange rien)... elle demeure présente pour lui et un lien ténu se tisse entre eux qui n'existait pas au départ.

J'ai trouvé ce livre très marquant.